Respire

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Je suis une fille de la terre, mes racines sont agricoles. Réservée et studieuse, j’ai laissé de côté ma sensibilité littéraire pour intégrer une école d’ingénieur. C’est ce que faisaient les bons élèves indécis à cette époque. C’était sécurisant et j’étais attirée par l’émancipation que ce nouveau milieu représentait.

J’ai construit la carrière managériale à laquelle j’aspirais, dans une grande entreprise, tout en devenant épouse et mère. L’image que je m’étais faite d’une « vie parfaite » prenait forme.

Par sens des responsabilités et de l’engagement, et parce que j’avais le sentiment de toujours devoir faire mes preuves, j’ai été sur tous les fronts, sans relâche, pendant quinze ans.

J’ai développé un sentiment d’urgence et d’anxiété grandissant, tout en fantasmant le moment où je pourrais m’autoriser le ressourcement, le retrait et la solitude, la lenteur, le silence et le vide.

Je l’ai fait jusqu’au point de rupture, comprenant alors que c’était la seule issue et, paradoxalement, une libération.

Manque de sens, excès de « faire », besoin « d’être ».

Comment se sentir légitime quand nos facettes et nos aspirations sociales sont multiples ? Comment assouvir son besoin de liberté tout en assumant ses responsabilités ? Comment être un acteur investi sans y laisser sa peau ? Comment faire accepter son besoin de solitude et de lenteur dans une société du paraître et de la vitesse ?

Finalement, comment trouver l’apaisement dans la frénésie de nos quotidiens personnels et professionnels ?

Dans un cadre qui est à la fois porteur de sécurité et de contraintes, je cherche à ouvrir des espaces de liberté, d’authenticité et de respiration. Un retour à soi.

Ma démarche est expérimentale et sensible.

Je choisis un morceau de musique en fonction de mon énergie du jour et je l’écoute en boucle pendant tout le temps de création. Avant chaque geste, je me concentre sur l’effet des vibrations musicales dans mon corps, jusqu’à atteindre un état de présence à soi si intense que cette énergie va emporter le mouvement, sans contrôle, dans un souffle.

Par cette technique, je cherche à me rapprocher de « l’essentiel » ; comme une réconciliation entre celle que je suis devenue et celle que je n’ai jamais vraiment cessé d’être.

L’authenticité de la peinture à l’huile, la simplicité du couteau et la rudesse des toiles de lin font écho aux vertus de mes origines.

Mon format de prédilection est le carré, probablement pour ce qu’il évoque en termes de structure et de sécurité.

Dans ce cadre, les fonds de toile blancs sont autant d’espaces d’émancipation et de transgression douces, portées par des compositions légères et aérées, des arabesques spontanées, furtives et délibérément imparfaites.

Pleines ou vides, énergiques ou calmes, vives ou sobres, rondes ou indisciplinées, mes toiles invitent chacun à s’offrir une parenthèse de contemplation, de ressourcement et d’exploration de ses propres aspirations.

Blandine Insler

Blandine Insler aborde la peinture entre vide et plein, à la manière d’une calligraphe qui se laisserait porter par le rythme de l’air.

Depuis plusieurs années, elle met en place un protocole qui lui permet de marquer le geste pictural avec fulgurance, guidée par le son ambiant de l’atelier. Elle choisit une musique, choisit un format, des couleurs, des outils et se plonge dans un état de méditation avant de faire naître d’un seul jet, la forme qui constituera l’œuvre.

À travers les contraintes qu’elle se donne à elle-même pour embrasser ce moment de liberté fugace, elle nous parle de nos propres limites : comment ouvrir une brèche, un espace de liberté pure dans un monde qui nous oblige à être et à devenir parfois ce qui nous éloigne de notre nature profonde ? Comment lutter contre nos propres obligations ?

L’artiste, issue du monde de l’ingénierie dans une grande entreprise, se positionne en rébellion aux codes et aux règles imposées, tente de sortir du cadre et du rythme qui viennent briser la recherche d’équilibre à laquelle nous aspirons tous.

Plus qu’un geste pictural, celui de Blandine Insler se lit comme un acte politique : peindre pour ne pas s’effacer et disparaitre, engloutie par le vide sans fin d’une vie où remplir, cumuler, vouloir toujours plus, sont les perspectives qu’on nous impose.

Au contraire, à travers ses expérimentations, l’artiste accepte que « faire moins, c’est mieux », et plutôt que d’ajouter des formes et des couleurs, elle tend à alléger sa toile pour ne retenir que ce qui est essentiel et par extension, ce qui est existentiel.

On pourrait penser qu’esthétiquement, sa pratique relève de l’abstraction gestuelle ou lyrique, donc d’un courant du XXème siècle qui explorait les possibilités de la peinture, mais Blandine Insler est profondément ancrée dans son époque. Elle envisage la peinture comme un moyen naturel de s’extraire du cadre contemporain dominé par la pression et le rendement.

Ainsi elle aborde l’acte de création comme une fenêtre sur des thèmes ultra-contemporains et encore peu abordés par les artistes : la souffrance au travail, la notion de responsabilité, le syndrome de l’imposteur…

Toutes ces problématiques de société sont en effet des marqueurs qui ne peuvent échapper aux artistes dont les conditions de vie ont toujours fabriqué une partie de leur Oeuvre.

C’est donc dans un temps en suspens, que ses toiles sont générées et invitent le spectateur à s’abandonner et à lâcher prise avec la réalité du monde contemporain.

Mathilde Jouen, PhD Esthétique, Sciences et Technologie des Arts, 2023